NIKOLAÏ ;

17 Mai 1987, 4h58, à Saint Pétersbourg.

« Nous sommes ici devant la clinique de Saint-Pétersbourg, où Lena Clarkson vient d’être admise en urgence, apparemment pour accoucher prématurément. Nous ne savons pas encore ce qu’il en est, et nous essayerons de vous tenir rapidement au courant. » Termina la journaliste en hochant la tête en direction de la caméra. Pour elle, la journée était réussie : elle tenait son gros scoop, et était aux premières loges pour apprendre les nouvelles. La liaison avec les plateaux de télévision fut interrompue, le temps qu’elle puisse en savoir un peu plus. Pour ça, elle avait tout prévu : quelques liasses de billets traînaient dans son sac, et elle était prête à dégainer dès qu’elle verrait un médecin, un infirmier, bref peu importe quel personnel soignant de l’hôpital pointer le bout de son nez.

17 Mai 1987, 5h46, à Saint Pétersbourg.

« Oui comme vous pouvez le voir sur nos images, il s’agit d’Alexander Clarkson, le mari de l’actrice, qui vient d’arriver… Il semblerait que l’accouchement soit difficile, mais nous n’avons pas plus de précision. » Dit la journaliste, à nouveau en direct sur les grandes chaînes. La connexion fut coupée, alors qu’elle se maudissait intérieurement de ne pas avoir balancé une rumeur sur le prénom de l’enfant. Rien, même n’importe quoi, pour que les média puissent s’en mettre sous la dent. A la prochaine interview, elle donnerait un prénom, que ce soit une rumeur ou non. Elle posa son regard sur l’entrée de la clinique, que l’ambassadeur américain Alexander Clarkson venait de franchir quelques minutes plus tôt.


17 Mai 1987, 9h31, à Saint Pétersbourg.

« C’est désormais officiel, l’enfant de l’ambassadeur et de l’actrice s’appelle Nikolaï ! » S’exclama la journaliste en fouillant dans ses feuilles. « Ce n’est pas franchement étonnant, quand on sait que Nikolaï était le prénom du père de Lena Clarkson… Elle a voulu rendre hommage à son père, disparu trop tôt. » Dit-elle en posant son regard sur ses notes. C’était bien ça. Sa journée était maintenant finie ; elle savait qu’elle avait eu le plus gros de l’information, et qu’il ne restait plus grand-chose à voir. De plus, il ne fallait pas compter sur un mot de la part des Clarkson, c’était évident. Elle fit donc signe à son caméraman de ranger le matériel.


31 Octobre 1992, 14h11, à Moscou.

« Il semblerait qu’une affaire de corruption soit liée à l’affaire d’enlèvement de Nikolaï Clarkson… Son père, l’ambassadeur américain, dit qu’il fera tout pour récupérer son fils, et faire la lumière dans cette affaire. »

La nouvelle avait retenti comme une bombe. Le fils de l’ambassadeur des Etats-Unis avait été enlevé à sa sortie de l’école, apparemment par le chauffeur de son père. Les raisons étaient encore floues, mais une affaire de corruption serait la clé du mystère. Au même moment, alors que la Russie s’affole, Nikolaï ne réalise pas la situation dans laquelle il se trouve. Pour lui, le chauffeur va le ramener à la maison, mais il avait juste fait un détour. Nikolaï était patient, il avait le temps, et se sentait en confiance. « Dis, tu veux pas m’acheter un beignet au chocolat ? » L’innocence n’a pas de prix, alors le chauffeur prit le risque de s’arrêter et de remédier aux besoins de l’enfant, qui attendait sagement dans la voiture.


3 Février 1994, 00h26, Moscou.

« Le fils de l’ambassadeur vient tout juste d’être retrouvé sur la Place Rouge, errant seul… C’est un moscovite qui l’a reconnu, et qui a immédiatement donné l’alerte. Les parents de l’enfant viennent d’arriver à l’hôpital, sous les flashes des photographes, mais n’ont fait aucune déclaration… Selon le médecin urgentiste qui l’a pris en charge, son état est stable, il est en bonne santé, même s’il souffre d’une légère hypothermie. »

Lorsqu’elle avait appris la nouvelle, la journaliste était longtemps restée figée. Pour elle, ça faisait longtemps que Nikolaï avait disparu de la circulation. La lumière n’avait jamais été faite sur l’affaire de corruption, et les Clarkson étaient restés muets, s’efforçant d’apparaître au mieux aux yeux de tous. Mais ils avaient des failles, et l’expérience de la journaliste lui avait permis de les déchiffrer facilement.


17 Mai 1994, 02h56, à San Francisco.

« Tu vas voir mon chéri. On sera bien ici. Tu vas pouvoir recommencer à te faire des amis, à parler avec des gens. » Souffla Lena à l’oreille de son fils. Elle posa ses lèvres sur son front, à la fois émue d’avoir quitté son pays natal, mais aussi soulagé. Les Etats-Unis s’étaient présentés comme un havre de paix, loin de la tourmente médiatique autour de leur famille. Nikolaï était plus que jamais renfermé sur lui-même, encore sous le choc. Il n’avait pas prononcé un mot depuis son enlèvement, et était suivi par de grands spécialistes. Elle posa ses yeux sur son mari, qui se hâtait de décharger le taxi. Il ne disait rien, mais elle savait très bien qu’il était aussi inquiet qu’elle. Ils voulaient simplement retrouver leur fils, après presque deux ans de séparation.


5 Juin 2004, 10h39, à San Francisco.

« Regarde qui est le plus intelligent de la famille ! » S’exclama Nikolaï en arborant fièrement son diplôme de fin d’année. « Avec mention, s’il te plait ! » Ajouta-t-il en souriant. Ses parents eurent un échange de regard complice. Ils avaient traversé une longue épreuve, après le retour de Nikolaï. Leur enfant était resté sans parler plus d’un an, et souffrait de cauchemars récurrents. Aujourd’hui, il était un tout jeune diplômé, et s’apprêtait à rentrer dans la fameuse université de Berkeley. Il avait de nouveaux amis, s’était fait à sa vie américaine. Néanmoins, il restait encore quelques ombres au tableau : à commencer par ses difficultés dans les relations. Nikolaï refusait obstinément de s’attacher à quiconque, et restait encore très proche de ses parents. Ses cauchemars n’avaient pas entièrement disparu, et il était toujours suivi régulièrement par un psychologue. « Certains blocages sont difficiles à faire disparaître. » Avait dit le médecin. Alors ils attendaient, et espéraient.


7 Novembre 2011, 7h28, à San Francisco.

Nikolaï se leva précipitamment après avoir arrêté la sonnerie de son réveil. En retard, il prit une douche rapide, et dévala les escaliers, pour s’engouffrer dans la cuisine. Il attrapa une barre chocolatée, puis décida qu’il s’arrêterait pour acheter des pâtisseries. A 8h00 précises, il était dehors, et démarrait le 4x4 que son père lui avait acheté pour son anniversaire. Niko vivait seul depuis un peu plus de deux ans maintenant, mais restait très proche de ses parents. Parce qu’il n’était encore pas rentré dans la vie active, Nikolaï ne pouvait subvenir seul à ses besoins. Bien sur, il savait que s’il avait voulu tout plaquer du jour au lendemain, il aurait pu le faire : ses parents pouvaient le couvrir. Mais il était du genre persévérant, et son intelligence lui avait permis de suivre une double licence à l’université. Il avait obtenu, sans aucune difficulté, son diplôme de langues : Russe, Allemand et Finnois. En parallèle, il suivait des études dans la politique étrangère, bien décidé à marcher dans les traces de son père. Après ce qu’il avait fait endurer à ses parents, il voulait tout faire pour qu’ils soient fiers de lui, et de sa réussite.